Votre peinture et notamment vos œuvres de la Donation Granville
Vous définissez-vous comme un artiste appartenant à l’École de Paris ?
L’École de Paris, cela ne veut rien dire ; ce sont les critiques d’art qui, à la suite d’articles, ont utilisé cette appellation. Quel rapprochement peut-on faire entre Utrillo et Picasso, sinon qu’ils habitaient tous les deux à Paris !
Considérez-vous vos tableaux comme abstraits ou figuratifs ? et pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a poussé à passer de la figuration vers l’abstraction ? De la même manière, quelles ont été vos motivations pour revenir dans les années 1970 vers la figuration ?
Abs-trahere en latin (d’où vient le mot latin) signifie : tirer de, tirer du réel. J’ai toujours considéré que j’étais figuratif, mon abstraction est à base de figuration. Je m’intéresse à la structure des choses et à l’ossature et il y a également le symbolisme des couleurs qui ont une signification donnée. En quelque sorte, j’ai fait mes gammes avec la figuration. Très vite, j’ai commencé à faire des peintures abstraites au contact d’Arpad Szenes, j’ai développé mon cheminement dans l’abstraction. La figuration ne me suffisait pas pour exprimer l’essentiel des choses. C’est le non-dit du tableau qui est important (ex : Rembrandt, La fiancée juive). Il y a le visible et il y a le non-dit du tableau. On navigue entre la figuration et l’abstrait, on bascule vers l’un et vers l’autre, en prenant ce qui est le plus signifiant, ce qui entraîne des variations, des mouvements. Ce sont plutôt les élites intellectuelles qui définissent ce qui est abstrait et ce qui est figuratif. À l’époque, il y avait une sorte de guerre entre « figuratifs » et « abstraits ». L’art abstrait avec Georges Mathieu est passé par la publicité (cf, les affiches d’Air France et des villes). C’était alors une démarche caricaturale de la peinture abstraite : trouver l’essentiel en le schématisant.
Pour moi, mon abstraction est terriblement figurative. Quand j’étais jeune, j’ai été violemment pour la peinture abstraite. Bien sûr j’ai commencé à faire de la peinture figurative, j’ai travaillé dans un atelier de préparation aux Arts Déco, où l’on faisait des plâtres, des nus, etc…C’est le chemin classique de beaucoup d’artistes… À l’époque, j’étais violemment pour ! J’étais violemment abstrait ! Mais en évoluant, je me suis rendu compte que c’était un faux problème, parce que j’avais des amis qui faisaient de la peinture figurative que j’aimais beaucoup. D’ailleurs, ils exposaient souvent dans les mêmes galeries : Borès chez Carré, Laurens, Aguayo chez Jeanne Bûcher, Lapicque…
Je crois que c’est une espèce de faux problème : on peut présenter une figuration d’une façon abstraite ou d’une façon moins abstraite. Je ne fais pas de différence entre des éléments très abstraits ou alors, ces éléments très abstraits sont devenus très figuratifs pour moi…tellement figuratifs que je ne fais plus beaucoup de différence !
On ne peut pas dire que, dans les années 1970, je sois revenu à la figuration : il y a eu une abstraction plus intensive et une figuration plus intensive et un perpétuel va-et-vient entre les deux. Mon espace se définit par le refus des autres espaces. On peut considérer quatre espaces historiques :
- L’espace primitif, où l’on représente plus petit ce qui est loin
- L’espace de la Renaissance avec la perspective, qui, par un espace géométrique défini par les lignes de fuite, crée un espace qui perdure jusqu’au XXe siècle.
- L’espace moderne. Chez les Impressionnistes, l’espace est rendu par la lumière.
- L’espace abstrait, dont la définition reste à faire. L’espace contemporain est le refus de tous les autres espaces.
Pourquoi et d’où cette influence de la mer et des ports ?
Ayant un nom breton et étant d’origine bretonne, Pierre Granville s’est cru autorisé à des fins commerciales, de donner des titres « maritimes » à mes tableaux, que j’intitulais Compositions à l’époque. L’influence de la mer et des ports est totalement inventée par Granville.
Pourquoi l’abandon du paysage pour la figure humaine ?
J’ai fait des personnages (grands tableaux verticaux) avant de faire des paysages. Dans les tableaux de la Donation Granville, il n’y a que des paysages (intitulée à tort Paysage 1960) mais j’ai fait autant de personnages, sans pour autant abandonner le paysage : cela a toujours été un va-et-vient continu. Il était plus facile de supprimer à travers l’ossature d’un personnage que l’on peut habiller de différentes façons pour lui donner une signification. Ayant l’ossature du personnage, je pouvais m’intéresser plus facilement à l’essentiel de sa signification.
Quelles ont été vos motivations pour vous orienter vers la peinture, la gravure et la typographie ? Pourquoi l’abandon de la peinture pour la gravure et la typographie ?
Au jardin d’enfants, j’étais, paraît-il, très doué. Au prytanée militaire de La Flèche, en 1947, on m’avait chargé de restaurer les fresques qui ornaient les murs des classes. Ensuite, au sanatorium militaire du plateau d’Assy, en 1950-1951, n’ayant rien d’autre à faire, j’ai pu développer mes talents artistiques. En 1952, après un an d’école d’art à l’atelier Charpentier à Paris, par l’intermédiaire de la galerie Jeanne Bucher et de Jean-François Jaeger, j’ai connu Arpad Szenes, en 1953 et par lui William Hayter et l’atelier 17, son atelier de gravure. Aussi, j’ai fait de la gravure dès le début. Ayant toujours vécu entouré de livres, j’ai été très jeune intéressé par le livre. La gravure m’a permis de penser davantage au livre. Ayant appris la technique de la gravure avec Hayter, alors que mon activité principale était la peinture, je faisais déjà des livres et j’avais même commencé avant de peindre, à faire un premier petit livre, même plusieurs petits livres, comme ça, pour m’amuser. Ensuite, la gravure m’a permis de réaliser mes premiers livres « gravés » (et non pas imprimés) avant de pouvoir les imprimer moi-même sur mes presses : Les Psaumes de David de Blaise de Vigenere, en 1956 ; Les Cantiques Spirituels de Saint Jean de la Croix en 1957. J’ai peut-être abandonné la peinture, mais c’est peut-être provisoire, j’y reviendrai un jour. J’ai un peu axé mon activité sur le livre, parce que, pour moi, c’est un merveilleux support de l’art, à partir du moment où l’on est maître à bord de tout : de la typographie, de l’organisation du livre, de l’impression, où l’on est maître du choix du papier et de la présentation du livre… C’est pour moi une forme d’art un peu complète. Si j’ai abandonné la peinture c’est peut-être par peur de la répétition, de la sclérose. Un livre me donne la possibilité d’une esthétique nouvelle et d’une technique différente, vers un renouvellement, et le texte peut être un support à cela. Avec la peinture, on a un peu tendance à se scléroser et à refaire, pendant des années, le même tableau ou des tableaux très similaires les uns aux autres. Lorsqu’on a un texte, un auteur, une époque et que l’on veut s’en approcher le plus possible, cela vous donne une nouvelle façon d’aborder le sujet par des techniques différentes, de se remettre en cause et de redémarrer toujours avec une nouvelle inspiration. Dans une certaine mesure, on évolue ! Je ne peux pas envisager un livre sans qu’il y ait un contexte général, c’est à dire une idée de l’époque, une idée du style de l’auteur, des mises en page, du format, de la grosseur des caractères : tout doit contribuer à rendre l’esprit de l’auteur et du texte et de l’époque dans laquelle cela a été écrit, conçu et écrit.
Avez-vous un témoignage particulier sur chacun de vos six tableaux de la Donation Granville ?
Notre-Dame de Paris, 1952, fut un de mes premiers tableaux, avant même d’aller travailler avec Szenes. J’avais loué une chambre dans un petit hôtel, quai de Montebello, où j’ai peint plusieurs Notre-Dame. Les trois autres tableaux ainsi que le collage et le dessin faisaient partie du contrat avec Pierre Loeb et Pierre Granville. Ils représentent des compositions-paysages et une nature morte, peintes dans mon atelier à Paris rue Valadon. Le choix des tableaux montre bien les différentes techniques que j’employais à l’époque : la peinture à l’huile au couteau très souple et donc sans épaisseur, la gouache, le dessin au fusain et le collage. J’ai fait aussi des reliefs en plomb. Toutes les techniques sont intéressantes.
Les années 1950
J’aimerais connaître votre témoignage sur cette époque des années 50, à tous points de vue : littéraire, artistique, politique… Quel état d’esprit avez-vous pu ressentir et retenir de cette époque marquée par l’après-guerre ? Était-elle considérée comme un renouveau ? Cette question peut vous paraître très large, mais très peu d’écrits existent, excepté ceux de l’époque. Malgré le recul, assez peu de critiques se sont penchés sur cette question, à l’inverse de l’abstraction américaine.
À cette époque d’après-guerre, il y eut un développement massif des théories des trois grands abstraits : Klee, Kandinsky, Mondrian, dont nous pensions être les successeurs directs. Il n’y avait personne entre Klee et Vieira da Silva, personne entre Kandinsky et Poliakoff, personne entre Mondrian et les premiers abstraits géométriques (Dewasne, Vasarely, Magnelli, Herbin…) il n’y avait pas d’intermédiaires. La peinture figurative avait encore une très forte influence et nous étions en période de « guerre picturale » et une très grande solidarité nous liait, ce qui s’est perdu par la suite. Nous formions des groupes qui se soutenaient les uns les autres. Les plus âgés acceptaient sans problème de voir les plus jeunes figurer dans les mêmes expositions qu’eux. La notion de vedettariat faisait sourire. C’était aussi l’époque où les marchands s’engageaient par contrat avec les peintres, formant ce qu’on appelait des « écuries », pour ma part celle de Pierre Loeb dite « écurie Pierre », l’écurie de Jeanne Bucher, l’écurie Denise René…
Trois grandes tendances de l’art abstrait existaient :
- L’art abstrait lyrique de Kandinsky et le symbolisme des couleurs avec Mathieu et le groupe Cobra dans un délire de couleurs…
- L’art abstrait poétique de Klee avec Vieira da Silva, Stael, Bissière, Ubac, Manessier, Tal Coat… auquel je me rattache.
- L’art abstrait géométrique de Mondrian avec Dewasne, Magnelli, Vasarely, Herbin…
Plutôt que de parler de renouveau, il faut plutôt parler d’exploitation et de développement des routes indiquées, offertes par Klee, Kandinsky et Mondrian. Ce fut le succès des trois précurseurs, leur consécration. Du point de vue littéraire, nous étions hostiles à la littérature et nous ne voulions à aucun prix que notre peinture soit littéraire. Du point de vue politique, c’était l’écroulement de la IVe République et le retour de de Gaulle en 1958.
Pierre Granville et la Donation
Quels souvenirs conservez-vous de Pierre Granville ? À l’exception d’un livre de Serge Lemoine, rien n’a été écrit sur Pierre Granville. J’aimerais savoir les motivations qu’a pu avoir Pierre Granville sur l’art contemporain et notamment l’École de Paris. De plus, le musée des beaux-arts n’a rien conservé ou presque sur Pierre Granville, qui était beaucoup plus sur Paris que sur Dijon. Le musée est très demandeur de votre témoignage sur Pierre Granville et sa donation.
J’ai des souvenirs excessivement mitigés. Je l’ai rencontré lorsque je travaillais dans l’atelier d’Arpad Szenes. Il fut l’un des premiers à s’intéresser à mon travail. Mais ayant eu dès le premier jour des rapports difficiles au point de vue affaires et m’étant par la suite brouillé avec lui, mon témoignage ne pourrait être considéré comme objectif. Connu pour son très grand goût pour la peinture et son choix judicieux des œuvres d’art de qualité, aussi bien les œuvres anciennes que celles contemporaines : ce qui est rare !
Pour ses motivations, il m’est difficile de répondre à sa place. Il s’est toujours intéressé à la littérature et au théâtre, sa première femme, Kathleen, était d’ailleurs actrice. Il écrivait même des poèmes. Pierre Granville était vraiment bivalent, ainsi il pouvait autant être charmeur que peu aimable !
Votre témoignage sur l’atelier Szenes et sur Szenes lui-même
Arpad Szenes a été mon maître plus encore à penser qu’à peindre. Il laissait ses élèves très libres de peindre et les formait par la parole, à travers des livres et les expositions qu’il nous emmenait voir. Je me considérerai toujours comme son élève. Arpad Szenes était un grand seigneur, avec tout le charme du slave qu’il était. Nous étions 4 ou 5 élèves dans l’atelier et nous y passions la journée deux fois par semaine. J’étais peut-être le plus assidu et son préféré. Il me laissait peindre en dehors des cours. En fin de journée, venaient d’autres artistes et des écrivains amis.
Votre témoignage sur l’atelier Hayter et sur Hayter lui-même ?
J’ai connu Hayter grâce à Arpad Szenes. Il m’a initié à la gravure surtout du point de vue technique. Il y avait à l’époque deux ateliers : celui de Friedlander et ses aquatintes et l’atelier 17 avec Hayter pour le burin et la pointe sèche. J’ai participé à trois déménagements de presses, d’atelier en atelier, ce qui est un joyeux souvenir. Quand on a démonté une presse, on en comprend mieux le fonctionnement et on l’utilise encore mieux. William Hayter était un anglais sympathique et chaleureux ; nombreux furent les artistes qui venaient travailler dans l’atelier, j’ai ainsi un jour travaillé assis à côté de Miro. Hayter était un artiste très surréaliste, un remarquable buriniste. Il employait une technique de gravure très particulière : toutes les couleurs étaient reportées sur la plaque et donc ne nécessitaient qu’un seul passage.
Entretien avec Véronique Mechmoum, 1998