Entretien avec Pierre Descargues à France Culture

Pierre Descargues :

  • Alain de la Bourdonnaye, c’est un peintre qui a fait beaucoup de peintures, et qui, tout compte fait, est devenu créateur de livres. Il en a composé beaucoup. Il en a composé totalement, depuis le choix de l’auteur jusqu’au tirage des estampes qui accompagnent l’ouvrage en passant par la mise en page et l’impression du texte.

Cette fois, d’un seul coup, Alain de la Bourdonnaye, vous présentez trois nouveaux ouvrages : de Pétrus Borel, Xavier Forneret et Aloysius Brertrand, ceux qu’on appelle
les « petits romantiques ». Pourquoi ce choix ?

Alain de la Bourdonnaye :

  • Eh bien, il y a une phrase qu’on disait, qui est très connue : « quand on est anarchiste à 18 ans, on est con ! Quand on est anarchiste à 40 ou 50 ans, on est resté con ! »

Moi j’étais surréaliste quand j’avais… vraiment très très jeune… 12-13 ans, je lisais du Éluard, du Prévert, du Aragon et du Breton. À mon âge, je pense que c’est ma façon de le rester, sous une forme légèrement améliorée, disons-nous, moins… moins brutale, plus nuancée, de prendre ces « petits romantiques », qui, finalement, sont les précurseurs des Surréalistes et je me retrouve très très bien.

PD :

  • Alors, expliquez-nous pourquoi vous passez… vous êtes passé des Mystiques – un Saint Jean de la Croix – à Pétrus Borel ? C’est un peu surprenant, mais à vous connaître un peu, il doit bien y avoir une cause…

AB :

  • D’abord, vous dîtes que j’ai abandonné la peinture pour passer aux livres… c’est pas tout à fait exact, car… en même temps que je travaillais avec Arpad Szenes la peinture… j’ai appris la gravure avec Hayter, qui était d’ailleurs un ami de tout le groupe dans lequel je me trouvais, et j’ai fait des livres, alors que je… mon activité principale était la peinture, je faisais déjà des livres et j’avais même commencé avant de peindre à faire un premier petit livre, comme ça, même plusieurs petits livres comme ça, pour m’amuser. Et la gravure m’a permis de penser davantage aux livres.

Alors, j’ai peut-être abandonné la peinture, mais c’est peut-être provisoire, je ne sais pas, j’y reviendrai peut-être un jour…Mais les livres m’ayant toujours passionné, en ayant toujours fait, j’ai un peu axé mon activité sur le livre parce que, pour moi, c’est un merveilleux support de l’Art, à partir du moment où l’on est maître à bord de tout, c’est-à-dire de la typographie, de l’organisation du livre, de l’impression, où l’on est maître du choix du papier, on est maître de la présentation du livre etc…
Et c’est donc une forme d’art peut-être un petit peu plus complète – ça va peut-être faire hurler les gens ! – peut-être un peu plus complète de l’Art.

PD :

  • Et puis chaque écrivain vous introduit vers, j’imagine, une dimension d’ouvrage particulière et vers une sorte d’estampe particulière aussi ?

AB :

  • Exactement ! Parce que la peinture, on a un peu tendance à se scléroser et à refaire, pendant des années, le même tableau, ou des tableaux très similaires les uns des autres. Lorsqu’on a un texte, un auteur et une époque et que l’on veut s’en rapprocher le plus possible, cela vous donne une nouvelle façon d’aborder le sujet, par des techniques différentes, de se remettre en cause et de redémarrer toujours avec une nouvelle inspiration. Dans une certaine mesure…on… évolue !…

PD :

  • Alors, par exemple, pour Pétrus Borel, « Ondine », extraite de Gaspard de la Nuit, nous avons les images sous les yeux, même les cuivres qui sont là…

Et il y a une allusion… des allusions je crois, à ce que c’est que la découpe d’un vitrail   dans une église. Il y a… des allusions à des silhouettes qui passent… silencieuses.
Ce n’est pas de la gravure abstraite… Ce n’est pas vraiment de la gravure figurative, non plus ! C’est quelque chose entre les deux mondes. Ça se tient où, à votre avis ?

AB :

  • Oui ! Oh ça c’est le problème ! … J’ai été violemment pour la peinture abstraite, quand j’étais jeune. Bien sûr, j’ai commencé à faire de la peinture figurative.
    J’ai travaillé dans un atelier de préparation aux Arts Déco, où l’on faisait des plâtres, des nus, etc, etc… C’est le chemin classique de beaucoup d’artistes…

À l’époque, j’étais violemment pour, parce qu’il faut toujours s’engager dans la vie,
il faut toujours dire ce que l’on pense et prendre des positions etc…
Il faut même se mettre en colère, comme disait mon ami dans le petit texte de présentation de ce catalogue. J’étais violemment abstrait.
Mais, en évoluant, si vous voulez, je me suis rendu compte que c’était un peu un faux problème, parce que j’avais des amis qui faisaient de la peinture figurative
que j’aimais beaucoup. D’ailleurs ils exposaient souvent dans les mêmes galeries…
Et je crois que c’est une espèce de faux problème : on peut présenter une figuration d’une façon abstraite ou d’une façon moins abstraite.

Mais « Ondine », où il y a des formes… vous dites « fugitives » et vous avez raison… c’est des formes fugitives… mais c’est… des formes ! C’est… pour moi… C’est…
Je ne fais plus de différences entre des éléments très abstraits ou alors ces éléments très abstraits sont devenus très figuratifs pour moi…
tellement figuratifs que je ne fais plus beaucoup de différences !

PD :

  • Alors, pour bien vous comprendre, spécifions un peu sur chaque livre, comment vous avez choisi une technique. J’ai devant les yeux Pétrus Borel, c’était un livre sombre, assez dramatique, évidemment Pétrus Borel, le Lycanthrope, le mérite. La technique de ces gravures, c’est ?

AB :

  • C’est de l’eau-forte, en noir. Une eau-forte très travaillée et tellement travaillée que, à force d’être plongée dans les bains d’acide, les bords ont été mangés par l’acide. C’est une succession de bains, de morsures, de travail sur une plaque, pour y arriver… Mon maître me disait, Arpad Szenes : « Tu vois, sur une toile, il n’y a presque rien, mais c’est parce qu’il y a tellement de choses en-dessous que dans ce presque rien…il y a l’essentiel. » Je ne suis jamais arrivé à la sérénité de mon maître, j’espère un jour y arriver… ce qui est normal ! Mais il reste quelque chose sur les plaques… mais je rêve peut-être qu’une plaque soit tellement tordue par l’acide qu’il ne resterait plus rien ! (rires)

PD :

  • Passons… Passons à « Ondine ». Alors là, la technique c’est ?

AB :

  • Alors là il s’agissait d’un texte que je regrette un… je ne regrette pas d’avoir pris ce texte, mais il est beaucoup plus léger, c’est un Aloysius Bertrand, léger, humoristique, drôle, ce qui est une des caractéristiques des « petits romantiques », ce côté ironique,
    et c’est un texte très ironique. Il est très léger : c’est l’eau, c’est Ondine, c’est le lac, c’est les arbres… Voilà ! Et à ce moment-là il fallait un petit livre… il fallait une technique plutôt légère, donc ce sont des burins, en couleurs, parce que ça nécessitait la couleur. C’est l’eau, il faut du vert, il faut de l’espace, il faut de la lumière. Et je pensais que c’était la technique la plus adaptée à ce texte, léger, aérien, ironique et par moments, sous cette ironie, assez dur.

PD :

  • Quant à Xavier Forneret, alors même question ?

AB :

  • Alors Xavier Forneret… le texte est très très dur, au moins aussi dur que celui de Pétrus Borel, mais, peut-être encore plus chargé, et donc il y a une technique
    d’eau-forte pareille, mais en couleurs parce que je vois mieux un Forneret avec des couleurs.

PD :

  • Alors, si j’ai bien compris, Alain de la Bourdonnaye, ces différences de techniques, ces différences de formats, ces différents textes, à chaque fois c’est une façon de vous renouveler. Vous prenez appui là-dessus pour changer le créateur que vous êtes.
    C’est ça ?

AB :

  • Oui…Oui, parce que ça me donne beaucoup d’idées, beaucoup d’inspiration, ça me fait me renouveler moi-même et je ne peux pas envisager un livre sans qu’il y ait un contexte général, c’est-à-dire une idée de l’époque, une idée du style de l’auteur, une idée des mises en pages, le format, la grosseur du caractère, tout doit contribuer à rendre un esprit de l’auteur et du texte, et de l’époque dans laquelle ça a été écrit…

conçu et écrit.

PD :

  • Et vous là-dedans, qu’est-ce que vous devenez ?

AB :

  • Ooh, ooh je me débrouille pas mal, merci ça va ! (rires) J’ai encore plein de livres à faire. J’ai plein d’idées de livres à faire et la seule chose que je regrette, c’est tous les livres que j’ai laissé derrière moi, car j’ai toujours voulu en faire beaucoup et c’est mon dix-septième… Je pensais m’arrêter à douze ou treize, parce qu’on en fait treize à la douzaine… bien sûr ! Si quelqu’un me prête vie – je ne sais pas si c’est Dieu ou quelqu’un d’autre ! – j’espère arriver encore à en faire. J’ai beaucoup de projets, d’idées, etc…

PD :

  • Oui…

« C’est une jeune fille qui est là-dedans ;
Mais que vous importe, à vous ?
Je veux vous dire autre chose. Écoutez :
J’arrache les bagues des doigts décharnés,
Et quand je ne peux pas bien faire,
Je coupe les doigts pour avoir les bagues.
Je vends les beaux cheveux de têtes pâles.
Je me fais des mouchoirs
Avec la dernière chemise.
Je me coiffe avec des bonnets qui souvent ont des taches qu’on ne peut pas ôter.
Je vis de la mort humaine.
Dieu doit me prendre en pitié,
Mais je crois bien qu’il ne m’exauce pas. »

Xavier Forneret