Ils ne sont pas tout à fait contemporains, mais c’est à peine l’affaire d’une génération. Et si le jazz est, de peu, l’aîné d’Alain, pas question ici de préséance : ni l’un, ni l’autre ne s’arrêtent à de telles fariboles. Frères en esprit rebelle, ils sont tous les deux. En esprit de liberté. Le jazz, comme la peinture et la poésie, donnent force élan et formes à la rage de créer d’Alain. Ainsi se seront-ils tant aimés, tout au long de la vie si souvent, si ardemment swing du second. Sans même parler de son œuvre multiple, car qui oserait une esquisse de rapprochement entre un grand tableau à géométries fauves de la jeunesse ou un joyau tardif d’enluminures mystiques sur papyrus, et la plus frénétique interprétation (ou la plus sereine et dépouillée, il en existe aussi, voire surtout…) de « Caravan » du géant Ellington ?!…

Qui ? Mais lui d’abord ! Par goût de la provocation, naturellement, moins pourtant que par souci fécond du paradoxe et du théorème surréaliste bien connu : que nulle limite ne vienne jamais entraver l’artiste quand l’envie le saisit de porter, sur le champ, son imaginaire un peu plus loin qu’hier – et que les autres, au passage, quoi qu’en ces matières, peu importe au fond du fond…Et là, en tant qu’allié, vecteur, stimulus et réconfort, le jazz s’impose dans son mélange écarlate, libérateur, de leçon d’histoire, de savants jeux de nuances et de radicale férocité.

On le sait né aux États-Unis, dans le Sud esclavagiste, entre la Nouvelle Orléans franco-marécageuse du tout début du vingtième siècle, et l’hypercité au régime sec et ségrégué du New-York des années 20 ; ce qui ne préparait guère, en apparence, le fils même épris de ruptures d’une lignée de marquis d’origine bretonne à se passionner pour des Count à trompette et des Duke à piano tombés tout droits des ghettos d’outre- Atlantique. Seulement voilà, les apparences et autres convenances, et Alain de la Bourdonnaye, ça fait deux – pour le moins ! Le jazz et lui, ça n’a pas traîné ni mégoté : sitôt reconnus, sitôt amourachés !

Songez : tout jeune homme sous la botte nazie, qu’avait-il à se mettre sous la dent, les semelles et pour booster son cœur livré à mille tourments ? Certes le cher Boléro de l’ami Ravel, quelque illustres ruines fumantes mozarto-beethoveniennes à peine propres à sauver l’honneur de la malheureuse Allemagne romantique de jadis, ces fous de Russes alors fort mal vus jusqu’en la Salle Pleyel  – temple après-guerre de tant de concerts échevelés ? Mais combien plus, combien mieux, cette musique arrachée par les nécessités de la survie de l’âme aux corps noirs concassés par le supplice sans issue du labeur dans les champs de coton ou, pour les femmes, les chambres basses des demeures à colonnades fleurant l’eucalyptus ? Musique des muscles en rotation quasi perpétuelle, des cerveaux réduits à l’état de poussière que la colère, parfois liée à la prière, fait monter en neige brûlante de fièvres et peu à peu libère, avant même que guerre civile et lois incomplètes s’en chargent. Musique d’églises et de bordels, de fanfares de rues et de caves enfumées, si diverse, si douce aux nerfs et puissante aux cœurs. Musique si aisément déchirante, et pourtant la plus fraternelle qui soit, orchestrale comme en trio ou en solo : car le jazz est LA musique de la spontanéité, de la libération, mais alliée de force à l’intelligence qui seule peut emporter l’improvisation vers les caps à franchir.

Toute l’œuvre, immense, de Duke Ellington palpite là pour en témoigner. Entre la touffeur jungle des 30’ et les arrangements ultra sophistiqués des années de grands ensembles à pupitres mordorés, ce Duke impérial et totalement non- impérialiste a fait du jazz un art et un souffle de substance et de portée universelles. Sans lui, le « classique » d’avant aurait promptement dépéri, et la musique dite « populaire » (dans le juste et bon sens du terme, il en est même plusieurs…) n’aurait eu que peu de chances d’advenir.

C’est ce par quoi, avec une vraie ferveur, avec un long bonheur, Alain fut percuté. C’est aussi ce qu’il a su transmettre, par ces formidables interstices qui font si singulièrement respirer son œuvre polymorphe. Œuvre traversée par les contraintes du confinement de l’homme en sa condition, comme travaillée, illuminée par le désir profond d’espace et de transfiguration. Sœur en cela du jazz – tout comme les doigts d’Alain, courbés, tordus par les pinceaux, le plomb ou la pierre, devinrent jumeaux de ceux des as de l’impro multi-rythmique. Les accords peuvent changer, la grille doit évoluer : la danse à cru des corps et des cœurs, elle, continue…Merci, l’Oncle, d’y être entré à votre drôle de guise, et de l’avoir si diablement fait chalouper.. !

François Ducray