LES ARTS ET LES GENS – 27 février 1995
Entretien avec Pierre Descargues à France Culture
Pierre Descargues :
- Alain de la Bourdonnaye, c’est un peintre qui a fait beaucoup de peintures, et qui, tout compte fait, est devenu créateur de livres. Il en a composé beaucoup. Il en a composé totalement, depuis le choix de l’auteur jusqu’au tirage des estampes qui accompagnent l’ouvrage en passant par la mise en page et l’impression du texte.
Cette fois, d’un seul coup, Alain de la Bourdonnaye, vous présentez trois nouveaux ouvrages : de Pétrus Borel, Xavier Forneret et Aloysius Brertrand, ceux qu’on appelle
les « petits romantiques ». Pourquoi ce choix ?
Alain de la Bourdonnaye :
- Eh bien, il y a une phrase qu’on disait, qui est très connue : « quand on est anarchiste à 18 ans, on est con ! Quand on est anarchiste à 40 ou 50 ans, on est resté con ! »
Moi j’étais surréaliste quand j’avais… vraiment très très jeune… 12-13 ans, je lisais du Éluard, du Prévert, du Aragon et du Breton. À mon âge, je pense que c’est ma façon de le rester, sous une forme légèrement améliorée, disons-nous, moins… moins brutale, plus nuancée, de prendre ces « petits romantiques », qui, finalement, sont les précurseurs des Surréalistes et je me retrouve très très bien.
PD :
- Alors, expliquez-nous pourquoi vous passez… vous êtes passé des Mystiques – un Saint Jean de la Croix – à Pétrus Borel ? C’est un peu surprenant, mais à vous connaître un peu, il doit bien y avoir une cause…
AB :
- D’abord, vous dîtes que j’ai abandonné la peinture pour passer aux livres… c’est pas tout à fait exact, car… en même temps que je travaillais avec Arpad Szenes la peinture… j’ai appris la gravure avec Hayter, qui était d’ailleurs un ami de tout le groupe dans lequel je me trouvais, et j’ai fait des livres, alors que je… mon activité principale était la peinture, je faisais déjà des livres et j’avais même commencé avant de peindre à faire un premier petit livre, comme ça, même plusieurs petits livres comme ça, pour m’amuser. Et la gravure m’a permis de penser davantage aux livres.
Alors, j’ai peut-être abandonné la peinture, mais c’est peut-être provisoire, je ne sais pas, j’y reviendrai peut-être un jour…Mais les livres m’ayant toujours passionné, en ayant toujours fait, j’ai un peu axé mon activité sur le livre parce que, pour moi, c’est un merveilleux support de l’Art, à partir du moment où l’on est maître à bord de tout, c’est-à-dire de la typographie, de l’organisation du livre, de l’impression, où l’on est maître du choix du papier, on est maître de la présentation du livre etc…
Et c’est donc une forme d’art peut-être un petit peu plus complète – ça va peut-être faire hurler les gens ! – peut-être un peu plus complète de l’Art.
PD :
- Et puis chaque écrivain vous introduit vers, j’imagine, une dimension d’ouvrage particulière et vers une sorte d’estampe particulière aussi ?
AB :
- Exactement ! Parce que la peinture, on a un peu tendance à se scléroser et à refaire, pendant des années, le même tableau, ou des tableaux très similaires les uns des autres. Lorsqu’on a un texte, un auteur et une époque et que l’on veut s’en rapprocher le plus possible, cela vous donne une nouvelle façon d’aborder le sujet, par des techniques différentes, de se remettre en cause et de redémarrer toujours avec une nouvelle inspiration. Dans une certaine mesure…on… évolue !...
PD :
- Alors, par exemple, pour Pétrus Borel, « Ondine », extraite de Gaspard de la Nuit, nous avons les images sous les yeux, même les cuivres qui sont là…
Et il y a une allusion… des allusions je crois, à ce que c’est que la découpe d’un vitrail dans une église. Il y a… des allusions à des silhouettes qui passent… silencieuses.
Ce n’est pas de la gravure abstraite… Ce n’est pas vraiment de la gravure figurative, non plus ! C’est quelque chose entre les deux mondes. Ça se tient où, à votre avis ?
AB :
- Oui ! Oh ça c’est le problème ! … J’ai été violemment pour la peinture abstraite, quand j’étais jeune. Bien sûr, j’ai commencé à faire de la peinture figurative.
J’ai travaillé dans un atelier de préparation aux Arts Déco, où l’on faisait des plâtres, des nus, etc, etc… C’est le chemin classique de beaucoup d’artistes…
À l’époque, j’étais violemment pour, parce qu’il faut toujours s’engager dans la vie,
il faut toujours dire ce que l’on pense et prendre des positions etc…
Il faut même se mettre en colère, comme disait mon ami dans le petit texte de présentation de ce catalogue. J’étais violemment abstrait.
Mais, en évoluant, si vous voulez, je me suis rendu compte que c’était un peu un faux problème, parce que j’avais des amis qui faisaient de la peinture figurative
que j’aimais beaucoup. D’ailleurs ils exposaient souvent dans les mêmes galeries…
Et je crois que c’est une espèce de faux problème : on peut présenter une figuration d’une façon abstraite ou d’une façon moins abstraite.
Mais « Ondine », où il y a des formes… vous dites « fugitives » et vous avez raison… c’est des formes fugitives… mais c’est… des formes ! C’est… pour moi… C’est…
Je ne fais plus de différences entre des éléments très abstraits ou alors ces éléments très abstraits sont devenus très figuratifs pour moi…
tellement figuratifs que je ne fais plus beaucoup de différences !
PD :
- Alors, pour bien vous comprendre, spécifions un peu sur chaque livre, comment vous avez choisi une technique. J’ai devant les yeux Pétrus Borel, c’était un livre sombre, assez dramatique, évidemment Pétrus Borel, le Lycanthrope, le mérite. La technique de ces gravures, c’est ?
AB :
- C’est de l’eau-forte, en noir. Une eau-forte très travaillée et tellement travaillée que, à force d’être plongée dans les bains d’acide, les bords ont été mangés par l’acide. C’est une succession de bains, de morsures, de travail sur une plaque, pour y arriver… Mon maître me disait, Arpad Szenes : « Tu vois, sur une toile, il n’y a presque rien, mais c’est parce qu’il y a tellement de choses en-dessous que dans ce presque rien…il y a l’essentiel. » Je ne suis jamais arrivé à la sérénité de mon maître, j’espère un jour y arriver… ce qui est normal ! Mais il reste quelque chose sur les plaques… mais je rêve peut-être qu’une plaque soit tellement tordue par l’acide qu’il ne resterait plus rien ! (rires)
PD :
- Passons… Passons à « Ondine ». Alors là, la technique c’est ?
AB :
- Alors là il s’agissait d’un texte que je regrette un… je ne regrette pas d’avoir pris ce texte, mais il est beaucoup plus léger, c’est un Aloysius Bertrand, léger, humoristique, drôle, ce qui est une des caractéristiques des « petits romantiques », ce côté ironique,
et c’est un texte très ironique. Il est très léger : c’est l’eau, c’est Ondine, c’est le lac, c’est les arbres… Voilà ! Et à ce moment-là il fallait un petit livre… il fallait une technique plutôt légère, donc ce sont des burins, en couleurs, parce que ça nécessitait la couleur. C’est l’eau, il faut du vert, il faut de l’espace, il faut de la lumière. Et je pensais que c’était la technique la plus adaptée à ce texte, léger, aérien, ironique et par moments, sous cette ironie, assez dur.
PD :
- Quant à Xavier Forneret, alors même question ?
AB :
- Alors Xavier Forneret… le texte est très très dur, au moins aussi dur que celui de Pétrus Borel, mais, peut-être encore plus chargé, et donc il y a une technique
d’eau-forte pareille, mais en couleurs parce que je vois mieux un Forneret avec des couleurs.
PD :
- Alors, si j’ai bien compris, Alain de la Bourdonnaye, ces différences de techniques, ces différences de formats, ces différents textes, à chaque fois c’est une façon de vous renouveler. Vous prenez appui là-dessus pour changer le créateur que vous êtes.
C’est ça ?
AB :
- Oui…Oui, parce que ça me donne beaucoup d’idées, beaucoup d’inspiration, ça me fait me renouveler moi-même et je ne peux pas envisager un livre sans qu’il y ait un contexte général, c’est-à-dire une idée de l’époque, une idée du style de l’auteur, une idée des mises en pages, le format, la grosseur du caractère, tout doit contribuer à rendre un esprit de l’auteur et du texte, et de l’époque dans laquelle ça a été écrit…
conçu et écrit.
PD :
- Et vous là-dedans, qu’est-ce que vous devenez ?
AB :
- Ooh, ooh je me débrouille pas mal, merci ça va ! (rires) J’ai encore plein de livres à faire. J’ai plein d’idées de livres à faire et la seule chose que je regrette, c’est tous les livres que j’ai laissé derrière moi, car j’ai toujours voulu en faire beaucoup et c’est mon dix-septième… Je pensais m’arrêter à douze ou treize, parce qu’on en fait treize à la douzaine… bien sûr ! Si quelqu’un me prête vie – je ne sais pas si c’est Dieu ou quelqu’un d’autre ! – j’espère arriver encore à en faire. J’ai beaucoup de projets, d’idées, etc…
PD :
- Oui…
« C’est une jeune fille qui est là-dedans ;
Mais que vous importe, à vous ?
Je veux vous dire autre chose. Écoutez :
J’arrache les bagues des doigts décharnés,
Et quand je ne peux pas bien faire,
Je coupe les doigts pour avoir les bagues.
Je vends les beaux cheveux de têtes pâles.
Je me fais des mouchoirs
Avec la dernière chemise.
Je me coiffe avec des bonnets qui souvent ont des taches qu’on ne peut pas ôter.
Je vis de la mort humaine.
Dieu doit me prendre en pitié,
Mais je crois bien qu’il ne m’exauce pas. »
Xavier Forneret
Expositions Alain de la Bourdonnaye 2016
Les Visions d’Ezéchiel sont à la base de toute représentation du tétramorphe. C’est à dire cette représentation canonique de Jésus entouré des quatre Evangélistes, aux attributs d'animaux.
Alain de la Bourdonnaye, dans ce dernier livre, qu’il nous laisse, nous montre sa vision éclairée et gravée sur bois, de cette icône religieuse. Alain aura souvent choisi un sujet religieux à ses livres, Prêche de Saint Antoine de Padoue aux poissons, Psaumes, Visions d’Ezéchiel…
Ce n’était pas par cléricalisme de sa part, ni même par l’expression d’une ferveur religieuse croyante. Le sujet l’inspirait. Il devait voir dans la démonstration de tous ces anges qui se démenaient pour leur cause, quelque chose de follement distrayant et qui surtout auront éveillé toutes sortes de représentations fabuleuses, qui le captivait. Aussi Alain avait cette vision de l’art tel qu’il était aux temps antiques, c'est-à-dire la représentation d’une icône canonique aux règles bien précises. Non pas qu’Alain ait jamais suivi les règles de l’art roman ou de l’art gothique, mais il sculptait plutôt dans le bois, le reflet de son esprit, alimenté par ces sujets fourmillants d’idées. Des traits bruts pour dépeindre les anges dans une vision où les figures animales que mentionne le texte sont absentes.
Au terme de ses visions angéliques, Ezéchiel finit par rencontrer le Seigneur Dieu, Tout puissant Créateur. Ironie du sort que cet imposant personnage, bon vivant, qu’était Alain, termine sa carrière d’illustrateur par cette dernière
rencontre avec le Seigneur. Deux jours avant sa mort, il travaillait encore à faire relier quelques 21 exemplaires de son livre, et ce malgré une condition physique amoindrie par les années. Il nous manquera ce bonhomme qui ne perdait jamais l’occasion de plaisanter et qui savait apporter à la Librairie les Argonautes une telle joie de vivre et une finesse d’esprit, rare malgré des allures très simples.
L’exposition posthume, du dernier livre d’Alain de la Bourdonnaye aura lieu à la Librairie les Argonautes du 25 novembre 2016 au 14 décembre 2016. C’est peut-être une occasion de rendre hommage à la force d’Esprit et d’Indépendance qui caractérisaient cet artiste et le remercier pour tout ce qu’il a pu nous apporter. Les illustrations pour préparer ce dernier ouvrage n’auront jamais été si nombreuses et cela montre bien toute l’importance qu’il accordait à ce dernier travail….
Vivant GAUTROT
Entretien avec Véronique Mechmoum, 1998
Votre peinture et notamment vos œuvres de la Donation Granville
Vous définissez-vous comme un artiste appartenant à l’École de Paris ?
L’École de Paris, cela ne veut rien dire ; ce sont les critiques d’art qui, à la suite d’articles, ont utilisé cette appellation. Quel rapprochement peut-on faire entre Utrillo et Picasso, sinon qu’ils habitaient tous les deux à Paris !
Considérez-vous vos tableaux comme abstraits ou figuratifs ? et pourquoi ? Qu’est-ce qui vous a poussé à passer de la figuration vers l’abstraction ? De la même manière, quelles ont été vos motivations pour revenir dans les années 1970 vers la figuration ?
Abs-trahere en latin (d’où vient le mot latin) signifie : tirer de, tirer du réel. J’ai toujours considéré que j’étais figuratif, mon abstraction est à base de figuration. Je m’intéresse à la structure des choses et à l’ossature et il y a également le symbolisme des couleurs qui ont une signification donnée. En quelque sorte, j’ai fait mes gammes avec la figuration. Très vite, j’ai commencé à faire des peintures abstraites au contact d’Arpad Szenes, j’ai développé mon cheminement dans l’abstraction. La figuration ne me suffisait pas pour exprimer l’essentiel des choses. C’est le non-dit du tableau qui est important (ex : Rembrandt, La fiancée juive). Il y a le visible et il y a le non-dit du tableau. On navigue entre la figuration et l’abstrait, on bascule vers l’un et vers l’autre, en prenant ce qui est le plus signifiant, ce qui entraîne des variations, des mouvements. Ce sont plutôt les élites intellectuelles qui définissent ce qui est abstrait et ce qui est figuratif. À l’époque, il y avait une sorte de guerre entre « figuratifs » et « abstraits ». L’art abstrait avec Georges Mathieu est passé par la publicité (cf, les affiches d’Air France et des villes). C’était alors une démarche caricaturale de la peinture abstraite : trouver l’essentiel en le schématisant.
Pour moi, mon abstraction est terriblement figurative. Quand j’étais jeune, j’ai été violemment pour la peinture abstraite. Bien sûr j’ai commencé à faire de la peinture figurative, j’ai travaillé dans un atelier de préparation aux Arts Déco, où l’on faisait des plâtres, des nus, etc…C’est le chemin classique de beaucoup d’artistes… À l’époque, j’étais violemment pour ! J’étais violemment abstrait ! Mais en évoluant, je me suis rendu compte que c’était un faux problème, parce que j’avais des amis qui faisaient de la peinture figurative que j’aimais beaucoup. D’ailleurs, ils exposaient souvent dans les mêmes galeries : Borès chez Carré, Laurens, Aguayo chez Jeanne Bûcher, Lapicque…
Je crois que c’est une espèce de faux problème : on peut présenter une figuration d’une façon abstraite ou d’une façon moins abstraite. Je ne fais pas de différence entre des éléments très abstraits ou alors, ces éléments très abstraits sont devenus très figuratifs pour moi…tellement figuratifs que je ne fais plus beaucoup de différence !
On ne peut pas dire que, dans les années 1970, je sois revenu à la figuration : il y a eu une abstraction plus intensive et une figuration plus intensive et un perpétuel va-et-vient entre les deux. Mon espace se définit par le refus des autres espaces. On peut considérer quatre espaces historiques :
- L’espace primitif, où l’on représente plus petit ce qui est loin
- L’espace de la Renaissance avec la perspective, qui, par un espace géométrique défini par les lignes de fuite, crée un espace qui perdure jusqu’au XXe siècle.
- L’espace moderne. Chez les Impressionnistes, l’espace est rendu par la lumière.
- L’espace abstrait, dont la définition reste à faire. L’espace contemporain est le refus de tous les autres espaces.
Pourquoi et d’où cette influence de la mer et des ports ?
Ayant un nom breton et étant d’origine bretonne, Pierre Granville s’est cru autorisé à des fins commerciales, de donner des titres « maritimes » à mes tableaux, que j’intitulais Compositions à l’époque. L’influence de la mer et des ports est totalement inventée par Granville.
Pourquoi l’abandon du paysage pour la figure humaine ?
J’ai fait des personnages (grands tableaux verticaux) avant de faire des paysages. Dans les tableaux de la Donation Granville, il n’y a que des paysages (intitulée à tort Paysage 1960) mais j’ai fait autant de personnages, sans pour autant abandonner le paysage : cela a toujours été un va-et-vient continu. Il était plus facile de supprimer à travers l’ossature d’un personnage que l’on peut habiller de différentes façons pour lui donner une signification. Ayant l’ossature du personnage, je pouvais m’intéresser plus facilement à l’essentiel de sa signification.
Quelles ont été vos motivations pour vous orienter vers la peinture, la gravure et la typographie ? Pourquoi l’abandon de la peinture pour la gravure et la typographie ?
Au jardin d’enfants, j’étais, paraît-il, très doué. Au prytanée militaire de La Flèche, en 1947, on m’avait chargé de restaurer les fresques qui ornaient les murs des classes. Ensuite, au sanatorium militaire du plateau d’Assy, en 1950-1951, n’ayant rien d’autre à faire, j’ai pu développer mes talents artistiques. En 1952, après un an d’école d’art à l’atelier Charpentier à Paris, par l’intermédiaire de la galerie Jeanne Bucher et de Jean-François Jaeger, j’ai connu Arpad Szenes, en 1953 et par lui William Hayter et l’atelier 17, son atelier de gravure. Aussi, j’ai fait de la gravure dès le début. Ayant toujours vécu entouré de livres, j’ai été très jeune intéressé par le livre. La gravure m’a permis de penser davantage au livre. Ayant appris la technique de la gravure avec Hayter, alors que mon activité principale était la peinture, je faisais déjà des livres et j’avais même commencé avant de peindre, à faire un premier petit livre, même plusieurs petits livres, comme ça, pour m’amuser. Ensuite, la gravure m’a permis de réaliser mes premiers livres « gravés » (et non pas imprimés) avant de pouvoir les imprimer moi-même sur mes presses : Les Psaumes de David de Blaise de Vigenere, en 1956 ; Les Cantiques Spirituels de Saint Jean de la Croix en 1957. J’ai peut-être abandonné la peinture, mais c’est peut-être provisoire, j’y reviendrai un jour. J’ai un peu axé mon activité sur le livre, parce que, pour moi, c’est un merveilleux support de l’art, à partir du moment où l’on est maître à bord de tout : de la typographie, de l’organisation du livre, de l’impression, où l’on est maître du choix du papier et de la présentation du livre… C’est pour moi une forme d’art un peu complète. Si j’ai abandonné la peinture c’est peut-être par peur de la répétition, de la sclérose. Un livre me donne la possibilité d’une esthétique nouvelle et d’une technique différente, vers un renouvellement, et le texte peut être un support à cela. Avec la peinture, on a un peu tendance à se scléroser et à refaire, pendant des années, le même tableau ou des tableaux très similaires les uns aux autres. Lorsqu’on a un texte, un auteur, une époque et que l’on veut s’en approcher le plus possible, cela vous donne une nouvelle façon d’aborder le sujet par des techniques différentes, de se remettre en cause et de redémarrer toujours avec une nouvelle inspiration. Dans une certaine mesure, on évolue ! Je ne peux pas envisager un livre sans qu’il y ait un contexte général, c’est à dire une idée de l’époque, une idée du style de l’auteur, des mises en page, du format, de la grosseur des caractères : tout doit contribuer à rendre l’esprit de l’auteur et du texte et de l’époque dans laquelle cela a été écrit, conçu et écrit.
Avez-vous un témoignage particulier sur chacun de vos six tableaux de la Donation Granville ?
Notre-Dame de Paris, 1952, fut un de mes premiers tableaux, avant même d’aller travailler avec Szenes. J’avais loué une chambre dans un petit hôtel, quai de Montebello, où j’ai peint plusieurs Notre-Dame. Les trois autres tableaux ainsi que le collage et le dessin faisaient partie du contrat avec Pierre Loeb et Pierre Granville. Ils représentent des compositions-paysages et une nature morte, peintes dans mon atelier à Paris rue Valadon. Le choix des tableaux montre bien les différentes techniques que j’employais à l’époque : la peinture à l’huile au couteau très souple et donc sans épaisseur, la gouache, le dessin au fusain et le collage. J’ai fait aussi des reliefs en plomb. Toutes les techniques sont intéressantes.
Les années 1950
J’aimerais connaître votre témoignage sur cette époque des années 50, à tous points de vue : littéraire, artistique, politique… Quel état d’esprit avez-vous pu ressentir et retenir de cette époque marquée par l’après-guerre ? Était-elle considérée comme un renouveau ? Cette question peut vous paraître très large, mais très peu d’écrits existent, excepté ceux de l’époque. Malgré le recul, assez peu de critiques se sont penchés sur cette question, à l’inverse de l’abstraction américaine.
À cette époque d’après-guerre, il y eut un développement massif des théories des trois grands abstraits : Klee, Kandinsky, Mondrian, dont nous pensions être les successeurs directs. Il n’y avait personne entre Klee et Vieira da Silva, personne entre Kandinsky et Poliakoff, personne entre Mondrian et les premiers abstraits géométriques (Dewasne, Vasarely, Magnelli, Herbin...) il n’y avait pas d’intermédiaires. La peinture figurative avait encore une très forte influence et nous étions en période de « guerre picturale » et une très grande solidarité nous liait, ce qui s’est perdu par la suite. Nous formions des groupes qui se soutenaient les uns les autres. Les plus âgés acceptaient sans problème de voir les plus jeunes figurer dans les mêmes expositions qu’eux. La notion de vedettariat faisait sourire. C’était aussi l’époque où les marchands s’engageaient par contrat avec les peintres, formant ce qu’on appelait des « écuries », pour ma part celle de Pierre Loeb dite « écurie Pierre », l’écurie de Jeanne Bucher, l’écurie Denise René…
Trois grandes tendances de l’art abstrait existaient :
- L’art abstrait lyrique de Kandinsky et le symbolisme des couleurs avec Mathieu et le groupe Cobra dans un délire de couleurs…
- L’art abstrait poétique de Klee avec Vieira da Silva, Stael, Bissière, Ubac, Manessier, Tal Coat… auquel je me rattache.
- L’art abstrait géométrique de Mondrian avec Dewasne, Magnelli, Vasarely, Herbin…
Plutôt que de parler de renouveau, il faut plutôt parler d’exploitation et de développement des routes indiquées, offertes par Klee, Kandinsky et Mondrian. Ce fut le succès des trois précurseurs, leur consécration. Du point de vue littéraire, nous étions hostiles à la littérature et nous ne voulions à aucun prix que notre peinture soit littéraire. Du point de vue politique, c’était l’écroulement de la IVe République et le retour de de Gaulle en 1958.
Pierre Granville et la Donation
Quels souvenirs conservez-vous de Pierre Granville ? À l’exception d’un livre de Serge Lemoine, rien n’a été écrit sur Pierre Granville. J’aimerais savoir les motivations qu’a pu avoir Pierre Granville sur l’art contemporain et notamment l’École de Paris. De plus, le musée des beaux-arts n’a rien conservé ou presque sur Pierre Granville, qui était beaucoup plus sur Paris que sur Dijon. Le musée est très demandeur de votre témoignage sur Pierre Granville et sa donation.
J’ai des souvenirs excessivement mitigés. Je l’ai rencontré lorsque je travaillais dans l’atelier d’Arpad Szenes. Il fut l’un des premiers à s’intéresser à mon travail. Mais ayant eu dès le premier jour des rapports difficiles au point de vue affaires et m’étant par la suite brouillé avec lui, mon témoignage ne pourrait être considéré comme objectif. Connu pour son très grand goût pour la peinture et son choix judicieux des œuvres d’art de qualité, aussi bien les œuvres anciennes que celles contemporaines : ce qui est rare !
Pour ses motivations, il m’est difficile de répondre à sa place. Il s’est toujours intéressé à la littérature et au théâtre, sa première femme, Kathleen, était d’ailleurs actrice. Il écrivait même des poèmes. Pierre Granville était vraiment bivalent, ainsi il pouvait autant être charmeur que peu aimable !
Votre témoignage sur l’atelier Szenes et sur Szenes lui-même
Arpad Szenes a été mon maître plus encore à penser qu’à peindre. Il laissait ses élèves très libres de peindre et les formait par la parole, à travers des livres et les expositions qu’il nous emmenait voir. Je me considérerai toujours comme son élève. Arpad Szenes était un grand seigneur, avec tout le charme du slave qu’il était. Nous étions 4 ou 5 élèves dans l’atelier et nous y passions la journée deux fois par semaine. J’étais peut-être le plus assidu et son préféré. Il me laissait peindre en dehors des cours. En fin de journée, venaient d’autres artistes et des écrivains amis.
Votre témoignage sur l’atelier Hayter et sur Hayter lui-même ?
J’ai connu Hayter grâce à Arpad Szenes. Il m’a initié à la gravure surtout du point de vue technique. Il y avait à l’époque deux ateliers : celui de Friedlander et ses aquatintes et l’atelier 17 avec Hayter pour le burin et la pointe sèche. J’ai participé à trois déménagements de presses, d’atelier en atelier, ce qui est un joyeux souvenir. Quand on a démonté une presse, on en comprend mieux le fonctionnement et on l’utilise encore mieux. William Hayter était un anglais sympathique et chaleureux ; nombreux furent les artistes qui venaient travailler dans l’atelier, j’ai ainsi un jour travaillé assis à côté de Miro. Hayter était un artiste très surréaliste, un remarquable buriniste. Il employait une technique de gravure très particulière : toutes les couleurs étaient reportées sur la plaque et donc ne nécessitaient qu’un seul passage.
Entretien avec Véronique Mechmoum, 1998
Deux peintres et deux peintres authentiques
Deux peintres et deux peintres authentiques : Alain de la Bourdonnaye et Garache au centre culturel municipal.
Deux peintres authentiques, chacun à la personnalité très affirmée. Deux peintres aussi fort connus pour avoir déjà montré, à plusieurs reprises, d’importants ensembles de leurs œuvres à Paris comme à l’étranger.
Tout d’abord, et c’est leur premier mérite, Alain de la Bourdonnaye et Garache nés tous les deux à Paris en 1930, nous paraissent avoir triomphalement franchi le cap de la quarantaine qui, comme on sait constitue souvent un passage difficile, parfois même tragique, pour tout artiste. En effet, chez certains qui s’étaient jusque-là montrés véritablement doués, cet âge-là (on a des exemples) peut marquer une rupture et une régression. Soit que le peintre verse dans la stéréotypie gratuite, soit qu’il sacrifie au style académique qu’il avait primitivement rejeté. Pour d’autres, tout au contraire, Dieu merci, la quarantaine amorce l’ère des grandes réalisations et marque le premier épanouissement d’un homme et d’une œuvre. On pourrait, à cet égard, citer des cas célèbres, justifiant le mot si lucide de Matisse : « il est plus facile d’avoir du génie à vingt ans que du talent à quarante ans. »
Deux visions. Deux mondes.
Dans leurs toiles exposées au Centre culturel municipal, Alain de la Bourdonnaye et Garache font preuve l’un et l’autre d’un talent créateur réel et également personnalisé. Leur qualité première est, au départ, en une époque où le « gadget » le plus gratuit a partout droit de cité, de parler un langage de peintre. Entendons un langage véritablement plastique, à la fois rigoureux et suggestif. Car on ne saurait trop le souligner, il n’y a rien de gratuit et surtout rien de fabriqué dans l’art et la vision de ces deux purs artistes aux dons et à la maîtrise très affirmés. Deux artistes qui nous paraissent, personnellement, se rattacher au courant de la Nouvelle Figuration.
La vision d’Alain de la Bourdonnaye, qui travaillé avec l’admirable Arpad Szenes, nous offre un monde de formes et transparentes architectures auxquelles des chromatismes gris bleutent intensément subtils et enveloppants confèrent un caractère étrangement ambigu. Un monde qu’on ne saurait définir sèchement, car si on le sent relever de la réalité concrète il nous semble habité par une vie latente qui ne peut révéler que progressivement, pour le regard et le cœur, ses secrets arcanes. Une telle peinture en effet, n’est pas de celles qui se livrent d’emblée : elle exige pour être pénétrée une attentive et patiente lecture à partir d’un certain silence intérieur. Sans cesser d’être peinture, au sens noble du terme, elle ne laisse pas d’être dépaysante et parle à l’imagination d’une convaincante façon.
Le corps féminin est l’objet de l’œuvre de Garache. Ce corps, il l’évoque dans sa belle, calme et harmonieuse architecture de courbes à travers une dominante chromatique rouge rosée que rehaussent des zones de noirs très sobres. Il en restitue la pure synthèse qui semble défier le temps comme il en montre, isolés, les aspects essentiels dont il souligne la naturelle noblesse. Ce faisant, Garache, opère par larges plans stylisés un peu à la manière du cinéaste qui cernant une figure ou un objet, passe du plan général au gros plan. Tout comme celle, pourtant fort différente de la Bourdonnaye, une telle démarche est celle d’un décrypteur du « monde sensible ». Plastiquement, elle s’exprime en une vision qui allie hiératisme et dynamisme, sensibilité et monumentalité.
Deux peintres et deux visions et par là deux mondes. Et deux visions marquées par le sceau de l’originalité vraie, parce qu’elles sont, l’une et l’autre, le fruit de la personnalité créatrice véritable.
Robert ARIBAUT
Article paru dans La Dépêche du Midi, Toulouse, 26 juin 1972
Alain & Le Jazz : it takes two…
Ils ne sont pas tout à fait contemporains, mais c’est à peine l’affaire d’une génération. Et si le jazz est, de peu, l’aîné d’Alain, pas question ici de préséance : ni l’un, ni l’autre ne s’arrêtent à de telles fariboles. Frères en esprit rebelle, ils sont tous les deux. En esprit de liberté. Le jazz, comme la peinture et la poésie, donnent force élan et formes à la rage de créer d’Alain. Ainsi se seront-ils tant aimés, tout au long de la vie si souvent, si ardemment swing du second. Sans même parler de son œuvre multiple, car qui oserait une esquisse de rapprochement entre un grand tableau à géométries fauves de la jeunesse ou un joyau tardif d’enluminures mystiques sur papyrus, et la plus frénétique interprétation (ou la plus sereine et dépouillée, il en existe aussi, voire surtout…) de « Caravan » du géant Ellington ?!...
Qui ? Mais lui d’abord ! Par goût de la provocation, naturellement, moins pourtant que par souci fécond du paradoxe et du théorème surréaliste bien connu : que nulle limite ne vienne jamais entraver l’artiste quand l’envie le saisit de porter, sur le champ, son imaginaire un peu plus loin qu’hier – et que les autres, au passage, quoi qu’en ces matières, peu importe au fond du fond…Et là, en tant qu’allié, vecteur, stimulus et réconfort, le jazz s’impose dans son mélange écarlate, libérateur, de leçon d’histoire, de savants jeux de nuances et de radicale férocité.
On le sait né aux États-Unis, dans le Sud esclavagiste, entre la Nouvelle Orléans franco-marécageuse du tout début du vingtième siècle, et l’hypercité au régime sec et ségrégué du New-York des années 20 ; ce qui ne préparait guère, en apparence, le fils même épris de ruptures d’une lignée de marquis d’origine bretonne à se passionner pour des Count à trompette et des Duke à piano tombés tout droits des ghettos d’outre- Atlantique. Seulement voilà, les apparences et autres convenances, et Alain de la Bourdonnaye, ça fait deux – pour le moins ! Le jazz et lui, ça n’a pas traîné ni mégoté : sitôt reconnus, sitôt amourachés !
Songez : tout jeune homme sous la botte nazie, qu’avait-il à se mettre sous la dent, les semelles et pour booster son cœur livré à mille tourments ? Certes le cher Boléro de l’ami Ravel, quelque illustres ruines fumantes mozarto-beethoveniennes à peine propres à sauver l’honneur de la malheureuse Allemagne romantique de jadis, ces fous de Russes alors fort mal vus jusqu’en la Salle Pleyel - temple après-guerre de tant de concerts échevelés ? Mais combien plus, combien mieux, cette musique arrachée par les nécessités de la survie de l’âme aux corps noirs concassés par le supplice sans issue du labeur dans les champs de coton ou, pour les femmes, les chambres basses des demeures à colonnades fleurant l’eucalyptus ? Musique des muscles en rotation quasi perpétuelle, des cerveaux réduits à l’état de poussière que la colère, parfois liée à la prière, fait monter en neige brûlante de fièvres et peu à peu libère, avant même que guerre civile et lois incomplètes s’en chargent. Musique d’églises et de bordels, de fanfares de rues et de caves enfumées, si diverse, si douce aux nerfs et puissante aux cœurs. Musique si aisément déchirante, et pourtant la plus fraternelle qui soit, orchestrale comme en trio ou en solo : car le jazz est LA musique de la spontanéité, de la libération, mais alliée de force à l’intelligence qui seule peut emporter l’improvisation vers les caps à franchir.
Toute l’œuvre, immense, de Duke Ellington palpite là pour en témoigner. Entre la touffeur jungle des 30’ et les arrangements ultra sophistiqués des années de grands ensembles à pupitres mordorés, ce Duke impérial et totalement non- impérialiste a fait du jazz un art et un souffle de substance et de portée universelles. Sans lui, le « classique » d’avant aurait promptement dépéri, et la musique dite « populaire » (dans le juste et bon sens du terme, il en est même plusieurs…) n’aurait eu que peu de chances d’advenir.
C’est ce par quoi, avec une vraie ferveur, avec un long bonheur, Alain fut percuté. C’est aussi ce qu’il a su transmettre, par ces formidables interstices qui font si singulièrement respirer son œuvre polymorphe. Œuvre traversée par les contraintes du confinement de l’homme en sa condition, comme travaillée, illuminée par le désir profond d’espace et de transfiguration. Sœur en cela du jazz - tout comme les doigts d’Alain, courbés, tordus par les pinceaux, le plomb ou la pierre, devinrent jumeaux de ceux des as de l’impro multi-rythmique. Les accords peuvent changer, la grille doit évoluer : la danse à cru des corps et des cœurs, elle, continue…Merci, l’Oncle, d’y être entré à votre drôle de guise, et de l’avoir si diablement fait chalouper.. !
François Ducray
Le Livre. Un Art total.
Des noces de l'Écriture avec l'Art naît le Livre, enfant plein de séduction, ange ou démon, aux pouvoirs illimités, magiques car porteur de l'Esprit, concentré et fixé dans la Beauté.
Il s'agit là d'une fusion véritablement alchimique en ce sens qu'elle réalise l'union intime de deux principes de natures opposées, volatile pour l'Esprit, et fixe pour le support matériel.
Alain de La Bourdonnaye qui se qualifiait d'Artisan-Architecte du Livre aurait pu tout autant se prévaloir du titre de géniteur-alchimiste. Le Livre constitue une chose double, comme le Rebis des alchimistes qui doit donner naissance à cette Pierre philosophale dont Alain fit un jour un portrait imaginaire.
S'il fut, toute sa vie, tiraillé entre ses aspirations vers l'absolu et ses penchants fantasmagoriques, Les Visions hermétiques de Clovis Hesteau de Nuysement (1987), au centre – pour ne pas dire au sommet – de son œuvre, illustrent ce processus de transformation des contraires et « les correspondances mystérieuses entre toutes les portions de l'univers visible et invisible », selon ses propres mots, et dont La Vision d'Ézéchiel, son dernier livre, n'est que la version transcendantale.
Christian Ficat